Nous traversons des temps exceptionnels. Un parfum de fin du monde plane sur nos têtes depuis quelque temps. Le Moyen Orient, l’Orient, les Etats-Unis, le monde frappé par une pandémie semblant surgir du futur et dans de nombreux pays, la culture mise sur la liste des besoins non essentiels. La remise en question de la culture est sans doute le résultat d’une évolution sournoise qui se dessine sous nos yeux sans que nous ayons pris les moyens de réagir. Quel constat, en ce premier cinquième du 21e siècle ? Bien sûr, il serait aisé de porter le blâme sur les états et les dirigeants du monde. Il serait aisé également, de blâmer une globalisation et une financiarisation effrénées du monde. Mais la culture est-elle raiment à l’abri de tout reproche ? A-t-elle accompli le travail qui doit être le sien ou porte-elle une partie de la responsabilité de situation actuelle ? Lorsque je parle de culture, ce n’est pas, naturellement, de la matière dont il s’agit dont la manière dont elle est pensée et pratiquée. Il s’agit du système et non des artisans de ce monde qui, comme tous les autres hélas, est politisé et hiérarchisé.
Quel a été le poids de la culture dans le monde face à nombreux défis qui ont surgi ? Est-elle parvenue ici ou là à inverser le cours inéluctable des événements ou n’a-t-elle pas, au contraire, brillé par son absence et par son obsession à défendre son pré carré ? Que nous a-t-il sur les étudiants dont la vie est amputée ? Sur les élections américaines ou les moyens des pays on occidentaux à répondre à la pandémie du Covid 19 ? Que nous a-t-elle dit sur le mal-être qui s’est abattu sur la planète mais dont les signes avant-coureurs émaillent les dernières décennies ? Comment a-t-elle abordé la crise écologique ? Généralement par le silence. Seuls quelques individus et quelques institutions privées ont réagi. Comme si les États qui régentent la culture avait édifié une chape de plomb sur le cerveau de ses serviteurs qui, craignant des représailles hypothétiques, ont préféré courber le dos.
J’ai récemment eu une conversation avec une amie artiste qui prétendait que le problème le plus grave auquel se heurtait sa corporation était l’absence de pouvoir. Nous avons longuement argumenté cette notion même de pouvoir pour en arriver à la conclusion que le pouvoir en tant que tel n’était pas nécessairement la problématique en jeu. Des artistes comme Damien Hirst peuvent se permettre de faire la pluie et le beau temps sur le marché sans aucune restriction. Et si le pouvoir devait être indissociable du marché, le problème deviendrait insoluble et sa résolution se perdrait dans les méandres d’un cercle vicieux infini. En revanche, peut-être pouvons questionner l’engagement des artistes pour contrarier le tour pris par le monde de l’art. Existe-t-il des espaces de résistance active où tente d’émerger un contre-pouvoir viable ? Je ne mentionnerai pas ici les artistes qui prétendent être politiques. L’enjeu n’est pas là, comme l’indique Jacques Rancière :
«Certains souhaitent que l’art inscrive sous une forme indélébile la mémoire des horreurs du siècle. D’autres veulent qu’il aide les hommes d’aujourd’hui à se comprendre dans la diversité de leurs cultures. D’autres encore nous expliquent que l’art aujourd’hui produit – ou doit produire – non plus des œuvres pour des amateurs mais des nouvelles formes de relations sociales pour tous. Mais l’art ne travaille pas pour rendre les contemporains responsables à l’égard du passé ou pour construire des rapports meilleurs entre les différentes communautés. Il est un exercice de cette responsabilité ou de cette construction. Il l’est dans la mesure où il prend dans son égalité propre les diverses sortes d’arts qui produisent des objets et des images, de la résistance et de la mémoire. Il ne se dissout pas en relations sociales. Il construit des formes effectives de communauté: des communautés entre objets et images, entre images et voix, entre visages et paroles, qui tissent des rapports entre des passés et un présent, entre des espaces lointains et un lieu d’exposition. ».
L’avertissement est cruel : l’art ne dissout pas, ne devrait pas se dissoudre, en relations sociales. D’autant moins lorsque ces relations s’apparentent plus à des assauts de mondanité qu’à des effets de société. Chacun à sa place doit fournir le travail qui lui incombe. Et lorsque je parle d’engagement, je veux parler d’une attitude constante qui se traduirait à la fois dans le quotidien et dans la production artiste. Un engagement, fruit d’une réflexion et d’une analyse approfondie du monde dont l’œuvre deviendrait le seul et unique porte-parole. La culture, telle qu’elle est vécue aujourd’hui, est devenue une machine élitaire qui ne concerne qu’une infime fraction des citoyens. C’est devenu l’espace de l’entre-soi et des chaises musicales. Elle s’est éloignée de la vie, comme l’écrivait Pierre Restany et de la société. Elle ne poursuit plus cette utopie élaborée par Jacques Rancière et que le philosophe français a nommé le partage du sensible :
«En travaillant sur l’histoire de l’émancipation ouvrière, je me suis redu compte que celle-ci ne traduisait nullement le passage d’une ignorance à un savoir, ni l’expression d’une identité et d’une culture propres, mais plutôt une manière de traverser les frontières qui définissent les identités. Tout mon parcours a porté sur cette question que j’ai nommée par la suite «partage du sensible»: comment dans un espace donné, on organise la perception de son monde, on relie une expérience sensible à des modes d’interprétation intelligibles» 1Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, entretiens,.
Relier une expérience sensible à des modes d’interprétation intelligibles ». Voici un programme qui mérite sans doute que l’on s’y arrête et que l’on prenne le temps de le mettre en œuvre, de l’activer, comme dirait Deleuze qui écrivait qu’un théoricien dont la théorie est inutile devient, de fait, lui aussi inutile. Sommes-nous, professionnels de l’art, devenus inutiles ? Je me refuse à le croire. L’expérience sensible ne doit rien à la raison mais à une autre partie de l’humain qui ne trouve pas toujours de traduction fidèle, de modes d’interprétation intelligibles, pour reprendre encore une fois Rancière. Les hommes de culture, pour employer cette expression un peu désuète, sont-ils encore, au vingt-et-unième siècle, connectés au sensible ou sont-ils allé voir dans d’autres sphères, oubliant la fonction organique de la culture dans le tissage social que nous pourrions nommé dessin ou dessein, jouant ainsi sur deux niveaux de perception ?
Ce dessein ou dessin doit sans doute être artistique, mais surtout social, dans le sens où il doit tenir compte des évolutions de nos sociétés considérées, non pas comme des entités autonomes et différentes, mais comme les éléments d’un tout dans lequel chaque manifestation d’humanité aurait son rôle à tenir, à parts égales. Il s’agit en réalité de répondre à « la question essentielle » posée par Ernst Bloch à la fin du siècle dernier : la question en soi du Nous. S’il m’apparaît d’emblée qu’un concept de design social fait avant tout référence à l’humanité et à l’humain, il représente à la fois une cause et une réalité, un état des choses et une pensée qui se projettent dans l’observation de la réalité telle qu’elle se manifeste dans les relations humaines. Dans les modélisations d’une société idéale, le partage tient un rôle capital. Cette notion de partage du sensible qui devrait se trouver au cœur de tout projet artistique et donc social.
Il existe un hiatus entre l’organisation « officielle », au sens d’étatique, et l’organisation endogène qui émane des individus. Lorsque l’une vise à une efficacité tout administrative, l’autre a pour objet un quotidien « banalisé », dans lequel, au jour le jour, se forgent les éléments qui définiront l’espace social. Lorsque Rancière évoque l’émancipation de la population ouvrière, je ne puis m’empêcher de faire un parallèle avec les damnés de la terre du psychiatre Martiniquais Frantz Fanon qui avait établi un lien direct entre prolétaires et colonisés. Les notions de public et de privé sont éminemment conflictuelles dans la mesure ou l’une vise à limiter les libertés de l’autre. Il y a, pour reprendre la terminologie de Jürgen Habermas 2Jurgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 2008 d’une part par le peuple « entité privée », et d’autre part l’Etat, « entité publique », ou du moins, entité qui a en charge la gestion de l’espace public. Les réactions récentes et parfois violentes à l’égard de certaines sculptures érigées en l’honneur de personnages (l’exemple de Franco à Santander en est une belle illustration) dont les actions, à la lumière du monde contemporain, remettaient en cause la représentation nationale illustrent bien cette fracture en un projet public et un projet privé. Nous pouvons donc parler d’une organisation exogène qui serait mise en œuvre par les pouvoirs publics à laquelle s’opposerait une organisation endogène qui serait celle de l’espace privé.
Si l’ambition de la culture demeure de parler à tous, elle se préoccuper de redéfinir un design social qui correspondrait aux besoins du moment, plutôt que de se perdre dans des questionnements égotistes. Pour cela, l’espace public qui, comme nous l’avons vu, constitue le champ d’interaction entre les citoyens et les gestionnaires de l’état, doit être pris en charge par des acteurs culturels indépendants. Ne plus prendre pour référence la relation verticale avec les pouvoirs publics, mais une relation plus horizontale, comme le suggère Hannah Arendt : « la société est une forme de vie en communauté au sein de laquelle la dépendance où se trouve l’homme vis-à-vis de son semblable, ne serait-ce qu’à seule fin de survivre, acquiert une importance d’ordre public, et au sein de laquelle, par conséquent, les activités qui ont pour seul but la conservation de la vie ne se contentent pas de se manifester sur le plan public mais sont également en mesure de déterminer la forme que revêt le domaine public » 3Hannah Arendt, citée par Jurgen Haberman, op.cit.. Cette forme à laquelle Arendt fait référence est précisément le domaine non organisé qui déborde souvent sur la sphère calibrée du domaine public.
Ainsi, le design urbain ferait partie de ces débordements dans une société verticale, même si le peuple, en général n’a pas son mot à dire sur les équipements qu’il voit fleurir dans son environnement. C’est la manière dont il va s’en servir qui déterminera ensuite la véritable fonction d’outils pensés et mis en œuvre par des technocrates enfermés dans des bureaux et compulsant des études et des sondages qui sont censés illustrer l’opinion publique. Le design urbain, que l’on retrouve dans toutes les grandes villes, peut ainsi devenir une marque identitaire qui fait que l’on distingue au premier regard le métro de New York de celui de Londres qui ont chacun développé une fonctionnalité propre. Dans les pays extra-occidentaux, notamment en Afrique et en Amérique Latine, la manière dont le peuple va se servir de ces instruments mis à sa disposition relève souvent du détournement et de la réinterprétation. Cette forme de structuration, puisqu’elle est « inventée » par ceux qui en sont les premiers consommateurs, doit donc avant tout avoir une parfaite connaissance de son « audience », que l’on pourrait également nommer clientèle ou public, afin d’en déterminer les besoins pour ensuite trouver les formes idoines qui permettraient de résoudre les difficultés posées par le vivre ensemble car il n’existe aucun intermédiaire entre le commanditaire et l’utilisateur, puisque les deux se confondent.
La place de l’art, dans l’évolution de la société contemporaine devrait être centrale, puisque l’artiste, en tant que citoyen, serait capable de représenter, d’une manière personnelle et sans médiation, les humeurs du peuple, sans pression étatique. C’est sans doute cette prise de conscience qui a été à l’origine, au cours des récentes décennies, de l’éclosion de projets personnels sous forme d’installations éphémères, de projets interactifs dans lesquels le principe de la participation est le mot d’ordre, de constitutions de collectifs. Souvent les œuvres qui découlent de cette démarche souffrent d’une volonté pédagogique inconsciente qui, si elles leurs donnent une certaine force concrète, les privent souvent d’une efficacité esthétique. D’emblée, l’artiste se place dans un au-delà, une posture de prophète qui le coupe de ceux avec lesquels il souhaite se mélanger.
Dans les sociétés dites émergentes, les questions auxquelles doit se confronter l’artiste se traduise de manière différente. Si en Occident, le statut de l’artiste est plus ou moins défini, avec un système de valeur, de reconnaissance et d’exposition qui placent l’artiste dans une position privilégiée, en Afrique, l’artiste ne se distingue pas des autres citoyens, si bien que la séparation qui existe en occident est annihilée et que la production artistique se trouve nécessairement en résonnance avec les préoccupations du peuple, au risque, parfois, d’affaiblir sa portée esthétique et intellectuelle. L’artiste est un citoyen comme les autres et son rôle dans la société n’excède pas celui d’un forgeron ou d’un dentiste qui ont chacun leur contribution à apporter dans leurs domaines respectifs. L’art ne peut pas se réduire à un plan de développement théorisé, mais doit demeurer un surgissement, une réalité qui se bâtit elle-même, sans schéma préétabli. Il est le fruit du commerce que les hommes entretiennent les uns avec les autres, dans un contexte précis. Dans les pays dits du Sud, cela revient, pour citer Homi Bhaba, à travailler sur la métaphoricité :
« Si dans notre théorie voyageuse, nous sommes ouverts à la métaphoricité des peuples de communautés imaginées – migrantes ou métropolitaines -, nous découvrirons que l’espace du peuple-nation moderne n’est pas simplement horizontal. Leur mouvement métaphorique exige une sorte de « duplicité » dans l’écriture ; une temporalité de représentation qui se déplace entre formations culturelles et processus sociaux en l’absence d’une logique causale centrée» 4Homi K. Bhaba, Les lieux de la culture, Paris, Payot, 2007, p. 226.
Dans sa théorie voyageuse, Bhaba évoque l’horizontalité intrinsèque des communautés imaginées pour la remettre en question, et parle de duplicité. C’est à cette duplicité-là que nous devons prêter attention, parce qu’elle porte en elle les contradictions sans lesquelles la société n’a aucune prise sur sa propre évolution. Il n’existe pas non plus de « logique causale centrée », mais plutôt un ensemble de micro-logiques dont la mise en commun forme la trame d’une humanité diversifiée. Un marché, un quartier, la cour d’une maison, deviennent ainsi les lieux où se fabrique cette esthétique particulière, car il s’agit bien d’esthétique, que l’on ne s’y trompe pas, une esthétique du peu, une esthétique du rien qui ne se traduit pas en monuments ou en visualisations concrètes, mais dans une immatérialité apparente dont l’Occident a perdu le secret. La forme n’est plus une entité palpable et définissable, elle est ressenti pur. Dans la quotidienneté d’une gestion sociale qui est à réinventer tous les jours. Penser qu’en dehors de l’Occident, l’organisation physique de la cité n’obéit à aucune règle, à aucun dessein ni critère tangible relève naturellement de l’ignorance à déchiffrer la subtile toile humaine qui relie les choses les unes aux autres. Cela revient à ne pas faire la différence entre le perçu et le tangible : « Having set out to discover what remains, at this turn of the century, of the African quest for self-determination, we find ourselves thrown back on the figures of the shadow, into those spaces where one perceives something, but where this thing is impossible to make out – as in a phantasm, at the exact point of the split between the visible and the graspable, the perceived and the tangibe» 5Achille Mbembe, On the Postcolony, University of California Press, Berkeley, 2001, p. 241.
Le rôle d’une publication comme Atlantica se trouve peut-être là, dans la tentative d’élucidation du mystère de la création et non dans des préoccupations nombrilistes. Le Musée sur lequel elle repose s’est d’emblée positionné au carrefour de différentes cultures, de différentes esthétiques et de différentes philosophies. L’élucidation du mystère passe par l’utilisation de tous les outils qui sont mis à notre disposition. Il suffit pour cela d’abolir les frontières mentales et géographiques et de considérer l’être humain dans sa globalité : cela s’appelle l’hétérologie : qui traite de l’atopos c’est-à-dire d’un objet sans localisation identifiée. Parce que l’hétérologie, qui selon Michel de Certeau « est un discours de l’autre, qui est tout à la fois discours sur l’autre et un discours où l’autre parle. » me paraît la clé la plus à même de permettre de naviguer dans le monde de l’altérité. L’hétérologie est « un art de jouer sur deux places, qui aménage une scène réversible où le dernier mot n’appartient pas nécessairement au sujet premier du discours et où la critique n’épargne pas l’énonciateur, lui-même atteint par ricochet. Lieu d’expérimentation, l’hétérologie assume le risque d’une parole en liberté et constitue un magnifique instrument pour tenter « d’évaluer dans un lieu ce qui manque dans l’autre », selon les mots de François Jullien 6François Jullien, L’écart et l’entre, Galilée, Paris 2012.
C’est ce renversement dialectique où « la critique n’épargne pas l’énonciateur » que doit s’atteler Atlantica.