« Imaginez que vous êtes dans un musée, qu’entendez-vous ? 1Cette pièce sonore de Bhavisha Panchia réalisée en 2020 a été présentée dans le cadre du programme public « Traits d’union.s » de Manifesta 13 Marseille. Elle est rejouée dans le cadre du Sommet de Septembre organisée par lLes Abattoirs et co-dirigé par Missla Libsekal et Annabelle Ténèze avec le soutien d’Evelyne Toussaint : « Créer les archives de l’art. Il était une fois, il sera une fois. Le contexte africain contemporain », 17 et 18 mars 2021. » : ces mots sont le titre d’une œuvre sonore de l’artiste sud-africaine Bhavisha Panchia qui sera diffusée en ligne dans quelques jours par les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse, l’établissement dont j’ai la chance d’être directrice. En parallèle d’une seconde œuvre installée dans l’espace d’exposition 2Nothing to Commit Records, 2020, est présentée dans l’exposition Au-delà des apparences. Il était une fois, il sera une fois, 15 décembre-31 mai 2020 qui rassemble 8 artistes africaines. , elle part à la rencontre d’une audience potentielle, présente sur les réseaux sociaux, avec l’espoir grâce à son contenu et son mode de diffusion, de toucher ceux qui sont proches du musée comme ceux qui en sont loin, quelles que soient les raisons de cet éloignement. Cette perspective de rapprochement naît également de la manière dont l’artiste a combiné, lié, rapproché et fait s’entrechoquer les archives sonores historiques et contemporaines qu’elle a collectées et sélectionnées. L’artiste y exhume des voix, des paroles, des musiques enfouies. Bien plus que de ces associations, ce sont des dissonances qui jaillissent de ces assemblages que naissent des sens nouveaux qui ouvrent la voie à des écoutes alternatives. Ce travail poursuit sûrement autrement une histoire maintenant bien connue du pouvoir à la fois politique et esthétique du collage. Au cours de la Première Guerre mondiale les dadas avaient inventé le « photomontage » en réaction à l’absurdité de la guerre et à l’échec de la culture qui n’avait su l’empêcher, fondant là le potentiel contestataire en art de ce que les situationnistes appelleront « détournement » 3Guy-Ernest Debord, Gil J. Wolman, « Mode d’emploi du détournement », Les lèvres nues, n°8, mai 1956.. Extraire directement des morceaux de réalité pour les intégrer dans l’œuvre, quel que soit le médium, des imprimés et photographies aux films et à la vidéo, en passant aujourd’hui par le matériau virtuel, serait une des voies, sinon de la réconciliation de l’art et de la vie, au moins d’une objectivation du monde. Quand il est développé sous forme « anthologique », l’assemblage combine également à la puissance radicale et disruptive du couper/coller, la force du travail de recherche : la collecte de l’archive, son analyse, la constitution d’un ensemble au long cours, tels des « atlas » 4Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011, 382 p., la proposition par Bhavisha Panchia y intégrant la double dimension du temps, celle des archives comme celle de l’écriture et de l’écoute du temps de l’œuvre sonore. « La connaissance par montage » 5Thomas Golsenne, « La connaissance par montage », Acta fabula, vol. 14, n° 2, février 2013., en continuité comme en rupture avec la méthode encyclopédique, permet aussi d’échapper aux classements codifiés pour en retour « exposer le désordre » 6D’après Georges Didi-Huberman, op. cit. du monde. Car écouter, comme regarder, s’apprend, et cette déconstruction-reconstruction à l’œuvre dans la compilation de Bhavisha Panchia souligne l’histoire des sons, leurs implications géopolitiques et idéologiques, ici plus particulièrement le rapport du musée à l’histoire coloniale. En questionnant les matériaux de l’histoire, elle offre d’entrevoir le monde en morceaux et par morceaux, en un désordre réordonné qui pourrait être plus signifiant que la présentation linéaire de l’histoire, donnant davantage accès, grâce à la « preuve par l’art » 7Evelyne Toussaint (dir.), Postcolonial/décolonial. La preuve par l’art, Toulouse, PUM/Les Abattoirs, 2021. Avant-propos d’Annabelle Ténèze, postface de Zahia Rahmani. Cette ouvrage rassemble les contributions de trois journées annuelles sur le postcolonial/décolonial co-organisées par Les Abattoirs et l’Université Toulouse Jean Jaurès entre 2016 et 2018., aux histoires.
Menant de front son travail de recherche, de productrice, de commissaire et d’artiste, Bhavisha Panchia appartient à ces figures d’« artistes-chercheurs » dont la place est primordiale dans nos institutions. En mettant en question l’autorité même du discours autour de l’art et de la culture, matérielle et immatérielle, elle met en lumière les enjeux d’autorité, de visibilité et d’invisibilité, de possession et de dépossession qui font écho à ceux du musée, à qui elle offre par son art une mise en abyme révélatrice. Qui y écoutons-nous et qui n’y écoutons-nous pas ? Qui souhaiterions-nous entendre au musée ? Qui pourrait encore y parler que nous n’y ayons pas encore entendu ? Quelles modernités entendons-nous ? Quelles nouvelles modernités souhaiterions-nous entendre ? Comment y accueillir et faire entendre toutes les voix sans en oublier non plus la mise en contexte propre au travail historique et de recherche, pour y entamer un dialogue complexe mais serein, et qui puisse laisser transparaître toutes les nuances possibles ? D’où vient la parole ? Comment est-elle diffusée ? En rapprochant sur le même plan l’ensemble des voix possibles, elle donne aussi la parole et une écoute par contraste à ceux qui n’y trouvent pas usuellement de place pour leurs mots et offre des pistes pour tisser de nouveaux liens grâce à une « poétique de la relation » 8Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997 : « Et j’appelle Poétique de la Relation ce possible de l’imaginaire qui nous porte à concevoir la globalité insaisissable d’un tel chaos-monde, en même temps qu’il nous permet d’en relever quelque détail, et en particulier de chanter notre lieu, insondable et irréversible. L’imaginaire n’est pas le songe, ni l’évidé de l’illusion. », qui ne fait abstraction ni du plaisir ni de l’inconfort qui peuvent en naître.
Dès leur apparition et au fur et à mesure de leur existence pas si ancienne, d’à peine quelques siècles, les musées et les lieux d’art ont cherché à se définir, imaginant des modèles successifs 9Citons parmi d’autres le musée-temple, le musée-laboratoire, le musée-forum ou le musée-chantier, etc.. Depuis peu, c’est à leurs paradoxes qu’ils font face. Les musées, qui se sont construits comme des lieux ayant pour objectif la connaissance du monde par la conservation de l’exceptionnel, du beau, du rare ou du représentatif, en auraient oublié des pans entiers, du fait des classifications héritées, et en excluent ainsi une représentation du « tout-monde » 10, op. cit. : « J’appelle Chaos-monde le choc actuel de tant de cultures qui s’embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante : ces éclats, ces éclatements dont nous n’avons pas commencé de saisir le principe ni l’économie et dont nous ne pouvons pas prévoir l’emportement. Le Tout-Monde, qui est totalisant, n’est pas (pour nous) total. ». Malgré des volontés exploratrices, une ambition universaliste et humaniste, la manière de penser le monde s’y serait finalement restreinte à une lecture vue à travers le prisme de leur lieu d’origine, à l’aune du modèle sociétal dont le musée est issu, c’est-à-dire originellement occidental, globalement masculin, majoritairement hétéronormé et physiquement apte. Néanmoins, du muséum d’histoire naturelle au musée d’antiquités, du musée de société à celui des beaux-arts, en passant par le plus récent, celui d’art moderne et contemporain, les musées ont aussi fait leurs preuves en tant qu’outils de conservation et de transmission des savoirs, en tant qu’espaces de découverte et de partage, et bien sûr en tant que générateurs d’émotions, de délectation et de plaisir. Comment rapprocher ces deux réalités ? Comment appréhender les œuvres et les savoirs pour pouvoir mieux les partager et les transmettre ? Comment les transmettre et les remettre en question pour mieux répondre aux questions sociétales actuelles et englober chacun dans sa diversité, sa différence et son histoire tout en faisant œuvre commune ? Les institutions cherchent notamment à entendre pour faire écouter aussi les voix oubliées, les voix mal-entendues, les voix pas encore traduites, les voix légères, les voix fragiles, tout comme elles essaient aussi dans un mouvement complémentaire de moduler leurs propres voix de discours, dans une nouvelle polyphonie, dans une nouvelle douceur peut-être, en tout cas à ne pas être sourdes aux voix qui s’élèvent.
Pour parler différemment, il nous faut aussi apprendre de nouvelles langues, et moduler nos manières de formuler. Pour évoquer cette révolution du regard et de la parole, entreprise il y a maintenant de nombreuses années et qui prendra encore du temps, beaucoup de termes différents sont utilisés : « décentrement », « globalisation », « études de genre », « diversité », « intersectionnalité », etc., sans oublier les réalités complexes que recèlent les termes « postcolonial » et « décolonial ». Ces mots-là n’ont pas la même histoire et ne recouvrent pas les mêmes réalités, selon les différentes aires géographiques et culturelles. Comment remettre en perspective ces discours, les relativiser mais aussi les consolider, et en ouvrir de nouveaux, pluriels et différents ? Aux côtés de l’histoire de l’art beaucoup d’autres champs d’études ont leur place dans nos institutions. Ces questions, soulevées par les études postcoloniales, les gender studies, les études sociologiques, philosophiques, anthropologiques, économiques, psychiatriques, juridiques ou encore environnementales – bien sûr associées à l’histoire et à l’histoire de l’art – nous accompagnent en permanence. L’enjeu pour les institutions est de savoir comment en tirer quelques réponses, et de les intégrer non seulement théoriquement mais concrètement au quotidien. Par-delà ses différentes définitions, le lieu du musée se caractérise comme un lieu de rassemblement, d’œuvres comme de personnes, mais aussi de diffusion. Les institutions qui font entendre leur voix dans l’espace public doivent aussi accompagner les voix recueillies, les porter en les intégrant, les conservant, les protégeant, les contextualisant par la précision de la recherche et des outils d’analyse théoriques et de médiation solides, tout cela sans élever la voix dans la polémique.
Aujourd’hui, en pleine pandémie et alors que les Abattoirs sont fermés du fait du contexte sanitaire et quasi vides, diffuser l’œuvre de Bhavisha Panchia apparaît aussi comme un paradoxe, et une réponse par la poésie et la voix de l’artiste au silence qui a envahi les espaces d’exposition. On n’y entend plus que très parcimonieusement les voix et les sons que l’on devrait y entendre normalement. Ont disparu les voix de ceux qui habitent d’ordinaire le musée, des équipes qui le font vivre, de celles qui l’habitent ponctuellement ou régulièrement comme les visiteurs de tout âge, les groupes d’enfants, les groupes d’amis, les familles ou les amoureux, et ceux qui viennent seuls. Sans oublier bien sûr ceux dont c’est la maison, le lieu de production et de diffusion, de rencontre : les artistes d’arts visuels, mais aussi tous ceux qui viennent à leur rencontre, musiciens, acteurs, danseurs, etc. Se superposent habituellement à ces voix le bruit des activités, des échanges, le son des films et des œuvres vidéos : un musée d’art contemporain n’est normalement jamais silencieux.
Le silence actuel et circonstanciel, et nous l’espérons le plus court possible. Œuvrer pour que le musée soit d’abord l’institution des artistes et du public, c’est faire de lui un lieu de rendez-vous. Qu’il soit un espace de la parole, de discussions et d’échanges autour de ce que l’on regarde aussi bien pour des professionnels de l’art, des habitués ou des primo-visiteurs, sans distinction d’âge, de genre ou d’origine, et aussi pour ceux qui ignorent même que ce lieu existe. A lui d’être capable de susciter en chacun la conscience de l’art, la réalité que l’art est à partager par tous et qu’il appartient à tous, dans sa connaissance, dans son appréciation comme dans sa pratique, et plus particulièrement pour ceux en manque ou en perte de confiance. Si nous tentons de rompre le silence aujourd’hui par les diffusions numériques de la voix et de l’image animée ou par l’écriture, ces biais ne doivent pas nous faire perdre de vue que des cris montent d’un peu partout et que l’enjeu d’un musée est de les répercuter. Quelles voix écoutons-nous ou devrions-nous les écouter lorsque nous nous déplaçons dans un musée ? Quelle voix entendons-nous lorsque nous rencontrons les œuvres, les documents, les archives ? Aussi importe-t-il non seulement de ne pas simplement se questionner sur ce que l’on va montrer ou ce que l’on va voir, mais bien ce que va en entendre, et donc en comprendre, celui qui entre dans ces institutions. Me permettant de filer la métaphore du son, il s’agit de regarder plus attentivement, différemment, pour mieux découvrir et mieux entendre les sons, même murmurés, pour laisser de l’espace sur la bande aux polysémies et à la diversité des langages. Au musée, élargi à l’ensemble des lieux d’art, de culture et de recherche, d’assumer d’être une « caisse de résonnance », de laisser vivre les associations, douces, complémentaires comme dissonantes, d’œuvres comme de voix, voire de les accentuer pour qu’elles soient à la fois préservation et écho des débats de l’extérieur, dans un espace ouvert, protégé et libre. A lui donc aussi d’être un « amplificateur de vie », celui des savoirs et des humanités exacerbées, des émotions aussi, de la réassurance comme de la colère, de l’apaisement comme de la révolte, de la joie comme de la tristesse, le spectre rassemblé et accepté dans son ensemble. Le musée – à qui l’on demande beaucoup, mais à qui, en tant que service public, on doit demander beaucoup –, peut en effet au quotidien et sur le long terme devenir un amplificateur de connaissances et de sentiments, le lieu préservé et ouvert à toutes les discussions, sans tabou. En bref, faire art comme on fait société.
Malgré l’ampleur de la tâche, nous nous devons aussi d’avoir la modestie de penser que nous sommes en chemin, que nous apprenons et que nous expérimentons, que l’espace et le temps sont avec nous dans cette réflexion. Sur les murs des Abattoirs, le long de la façade de la bibliothèque, espace public visible depuis la rue, se déroule la phrase « Le temps d’une rencontre ou pour toujours ». Cette phrase lumineuse dit bien que ce que nous découvrons, nous l’emportons avec nous et que cela nous construit. Cette œuvre fait partie d’un ensemble pensé et réalisé par Joël Andrianomearisoa pour notre institution en 2017. Depuis cette date, l’artiste, l’équipe des Abattoirs et moi-même menons un projet au long cours dont le fil conducteur est la réflexion autour des limites de l’art et du musée, ou plus précisément comment mettre en question ces limites et les dépasser. Conçu comme un projet global, la première étape en a été Sentimental Products by Joël Andrianomearisoa, une œuvre qui évoluait au fur et à mesure de l’exposition et des événements qui l’accompagnaient. Au point de départ était une installation, une vraie fausse boutique dans laquelle des objets usuels, (trouvés, dérisoires, créations exclusives, ready-mades, etc.) toujours choisis par l’artiste malgache étaient produits ou détournés par leurs titres, mais toujours pour leur valeur sentimentale. Cette installation, complétée par des affiches, des créations sur les réseaux sociaux et une Sentimental Party donnée pour la Saint-Valentin, s’est plus sûrement réalisée dans sa complétude par la dispersion de la « Boutique sentimentale » les deux derniers jours de l’exposition. C’est-à-dire que l’apparence de boutique s’est enfin concrétisée, quand chacun, par anticipation ou par hasard de la visite, a pu acheter à un prix modique l’un des objets sentimentaux. « Si les objets sont payants, les sentiments sont gratuits » et les éléments de l’œuvre initiale poursuivent ainsi leurs vies d’exposition dans l’intimité des visiteurs, parfois devenu collectionneurs sans le savoir. Au contraire le dessert inédit, noir comme une grande part de l’œuvre de l’artiste, conçu avec l’équipe du restaurant des Abattoirs n’a eu lui une existence que pendant les jours exacts de l’exposition. C’est ce cadre du temps qui, conjoint à la création inédite visuelle est gustative, l’a inscrit dans le champ de l’art, y compris dans l’histoire même de l’art et de la cuisine quand un jour il a été commandé et mangé par l’inventeur même du Eat Art, l’artiste Daniel Spoerri 11Daniel Spoerri : A table aux Abattoirs. Daniel Spoerri Eats at Les Abattoirs, Milan, Fondazione Mudima ; Toulouse, Les Abattoirs, 2017.. L’artiste malgache avait également invité les visiteurs comme l’équipe des Abattoirs à regarder différemment le musée, à en voir tous les espaces comme des lieux potentiels d’art, du restaurant à la librairie, en passant par les cours et même les rues de la ville, donnant un sens et des mots aux espaces oubliés de l’établissement, des escaliers et de l’accueil aux ascenseurs, toilettes comprises. Par ses poésies apposées aux murs, par ses lettres d’amour glissées dans les livres de la bibliothèque, il nous a embarqué dans un jeu de pistes sentimental et artistique, laissant des traces de son passage qui ne se sont pas effacées depuis. Ce dialogue au long cours qui a dépassé la contrainte du temps événementiel et du cadre géographique habituels de la monstration ou de l’exposition s’est poursuivi les années suivantes par la réalisation d’une œuvre navigante sur une péniche, des interventions dans les vitrines d’un grand magasin avec la complicité des employés, une installation dans un château, etc. Ajoutons-y le soutien des Abattoirs au projet du Pavillon de Madagascar à Venise en 2020 par Joël Andrianomearisoa, seule insertion dans le champ courant de l’art, pourtant tout aussi inédite puisque jamais ce pays n’y avait été présent. Et en 2021, dans quelques mois, un projet dans l’aéroport de Toulouse qui sera une prochaine étape de cette remise en question du temps et de l’espace du musée, et de la nécessaire compréhension ou labellisation d’une création comme une « œuvre » dans sa médiation. Par exemple, on peut douter que beaucoup de ceux qui ont vu voguer la « péniche-œuvre » sur le canal du Midi, aient su qu’ils voyaient une proposition d’un musée. Cela change-t-il leur rapport à la poésie et à la forme plastique qu’ils ont découverte et à leur expérience ?
« Agis dans ton lieu, pense avec le monde » 12Edouard Glissant, Philosophie de la relation, Paris, Gallimard, 2009, p. 46.: peu de phrases résument autant que cette citation d’Édouard Glissant et avec une telle justesse nos enjeux sociétaux actuels –notamment ceux qui touchent nos institutions culturelles. Comment concilier l’histoire d’un lieu, d’une collection, faire de cet ancrage une force, tout en déconstruisant cette histoire ? Comment faire en sorte que ceux que ce lieu n’a pas toujours accueillis, en deviennent des acteurs ? Comment penser le lieu en agissant dans le monde, et particulièrement au sein de musées d’art moderne et contemporain qui brassent à la fois l’histoire et le présent, et cherchent à contribuer au futur ? Comment penser le monde dans le musée et y faire monde ? Sûrement en y faisant entrer le monde et en sortant, dans un double mouvement, en jouant dans le cas circonstanciel des Abattoirs, sur la gamme d’actions permises par la double mission de deux institutions fondues en une, un musée et un Fonds régional d’art contemporain. Sûrement aussi en se rappelant les principes fondamentaux du musée qui croise les sciences, les savoirs, les regards, et les émotions sans les hiérarchiser.
Etre un amplificateur de vie c’est aussi rejoindre celle des gens dans leur quotidien, dans leurs histoires passées et présentes, individuelles, familiales et collectives, et aussi faire se rejoindre les territoires, c’est-à-dire agir dans le musée et en dehors, dans un en-dehors qui est certes le monde mais aussi un ensemble de lieux. Agir dans son lieu, c’est aussi être attentif à l’histoire des populations autour de celui du musée. Cela implique de repenser contenus et formats des projets. Les réponses à donner concernent sûrement autant les contenus artistiques et scientifiques que les formats de projet et la manière d’échanger avec le public. En 2019, Picasso et l’Exil. Une histoire de l’art espagnol en résistance 13Exposition aux Abattoirs du 15 mars au 25 août 2019, initiée dans le cadre du programme Picasso-Méditerranée lancé par le Musée national Picasso-Paris, à l’occasion du 80e anniversaire de la Retirada. Commissariat : Emilie Bouvard, Géraldine Mercier, Valentin Rodriguez, Annabelle Ténèze., était la première exposition à explorer le rapport de Picasso à l’exil et aux conséquences de la Guerre d’Espagne sur le très long terme. Elle soulignait que Pablo Picasso, installé à Paris en 1900, devenait d’émigré économique un exilé politique à partir du moment où il ne pouvait plus revenir en Espagne, puis faisait le choix symbolique et politique de ne plus revenir. Elle analysait aussi, par un travail d’archives considérable le bouleversement personnel, artistique et historique qu’il a partagé avec de nombreux artistes qui lui étaient contemporains, et toute une population. Partant bien sûr de 1937, un an après le début de la guerre civile espagnole, et de la réalisation de Guernica pour le Pavillon de la République espagnole de l’Exposition internationale à Paris, l’exposition se concentrait aussi sur la fin de la guerre, quand en 1939, 500 000 Espagnols traversèrent les Pyrénées avant de transiter par des camps de réfugiés aux conditions de vie effroyables. Elle rappelait comment après la Seconde Guerre mondiale la continuité de la situation espagnole renforçait l’engagement politique de Picasso contre le franquisme et pour la paix tant dans son art que dans son soutien aux exilés espagnols, en particulier les artistes. Étaient réunis autour de lui plus de quarante de ses contemporains, des artistes de l’exil, pas uniquement espagnols mais qui lui étaient proches, par leurs liens de solidarité 14Citons Óscar Domínguez, Apel.les Fenosa, Luis Fernández, Pedro Flores, Carles Fontserè, Julio González, Roberta González, Hans Hartung, Antonio Rodríguez Luna, Joan Miró, Manuel Ángeles Ortiz, Remedios Varo, etc., et rappelait que ses neveux artistes J.Fín (Josefin Vilató) et Javier Vilató, eux aussi étaient passés par les camps d’internement. Créer alors qu’on est un artiste retenu dans un camp de réfugiés, ou lorsqu’on y est soignante, comme la photographe Friedel Bohny-Reiter, y était aussi évoqué, tout comme étaient réunis, loin des questions de toute gloire, les dessins des anonymes réalisés dans ou à la sortie des camps, quand les édiles de quelques rares villes, comme Septfonds où un camp était installé, commandèrent des œuvres aux artistes internés, dans un soutien économique mais aussi idéologique commun aux révolutions (l’un des thèmes qui leur était proposé étant la commémoration de la Révolution française). L’exposition abordait l’exil au long cours, le thème de la résistance culturelle, artistique et humaniste qui se poursuit dans l’après-guerre, alors que s’organisent des expositions militantes d’artistes exilés et des comités de soutien. Faisant le vœu de ne revenir que dans une Espagne libérée du franquisme, Picasso meurt en 1973 sans avoir revu sa terre natale : un destin finalement banal d’exilé, douloureux sûrement, même lorsque l’on est l’artiste le plus célèbre du monde. Mettre sur le même plan les artistes inconnus, mal-connus, les soignants et internés, contextualisés par les documents, avec en contrepoint une vingtaine d’œuvres d’artistes d’aujourd’hui, fut un choix fondateur, celui aussi de croiser histoire internationale et locale car Toulouse est la ville la plus transformée culturellement et socialement par cet exil en France 15A titre d’anecdote révélatrice, les Abattoirs sont sis au sein même des quartiers populaires à côté de l’hôpital Varsovie (actuel hôpital Joseph Ducuing) créé en solidarité aux exilés espagnols, et dans l’accueil duquel furent présentées des œuvres d’Esther Ferrer.. Picasso et l’exil. Une histoire de l’art espagnol en résistance fut une exposition historique et émouvante qui a fédéré parce qu’elle a révélé les ressources des artistes enfermés dans les camps d’internement et leur besoin de création et qu’elle mettait aussi historiquement en perspective les migrations actuelles par un exode historique. Elle a été pensée comme un projet social et de territoire. En parallèle, un programme « Je suis né étranger » fut déployé pour la première fois tout au long de l’année 2019 sur l’ensemble de la région Occitanie, aussi espace de migrations. En écho à l’anniversaire de la Retirada, cet exode massif de 500 000 Espagnols à travers la frontière franco-espagnole, 70 artistes à parité, de plus de trente nationalités et dont les œuvres étaient présentées dans 25 lieux pour 25 expositions ont apporté un regard sur l’actualité contemporaine de la migration. Si quatre thèmes avaient été définis – « être né de l’exil », « paysages de l’exil », « marcher pour vivre » et « la traversée » – les projets ont investi des lieux extrêmement variés, et étaient construits en étroite collaboration avec les partenaires en fonction de chaque histoire personnelle et territoriale. Pensée comme un projet artistique, culturel et social, la programmation culturelle et de médiation a su et du aborder ces questions de l’exil. Parce qu’on doit ouvrir la porte à ceux qui agissent, le collectif d’associations Toulouse 20 juin et Amnesty International ont été accueillis durant toute la durée de l’exposition. Le hall du musée leur a été confié comme espace d’échanges et de discussions avec les visiteurs sur la situation des migrants aujourd’hui. L’exposition ¡Dulces Sueños! Artistes de la scène contemporaine espagnole est venue compléter cette proposition avec des artistes, qui, au-delà de l’histoire espagnole, interrogent les résurgences de l’histoire postcoloniale et les défis de l’histoire mondiale, celle qui fait que l’on a choisi ou que l’on choisit encore d’exploiter l’autre, économiquement, culturellement, sexuellement ou politiquement 16Carlos Aires, Daniel García Andújar, Jordi Colomer, Democracia, Esther Ferrer, Glenda León, Daniela Ortiz, Pedro G. Romero, Oriol Vilanova..
Comme un tout polysémique, à plusieurs entrées, à plusieurs formes et formats, cette proposition aura rencontré son public aussi bien international, national, que local ; un public varié composé de descendants venus chercher un morceau du passé, comme d’intéressés à l’art et à l’histoire, et un très important jeune public, aussi bien en quête de savoir que d’actualité. Elle nous aura aussi changé, nous qui travaillons au musée, car elle nous a fait entendre des voix enfouies, des voix proches et lointaines, des voix actuelles, suscitant des réactions, créant des rencontres au fur et à mesure, belles, émouvantes, imprévues, parce qu’elle nous rend aussi dépositaire d’une histoire à poursuivre et qu’une nouvelle fois elle nous a engagé non pas sur une exposition mais sur des moments, et qu’elle est une étape plus longue sur ce chemin de recherche entrepris. Dans quelques mois, c’est une autre voix singulière que nous entendrons, elle aussi issue de l’exil et jointe à celle d’autres créateurs malgré eux. Les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse, présenteront bientôt La Déconniatrie: art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles 17La Déconniatrie: art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles, exposition aux Abattoirs à partir du 14 octobre 2021, en partenariat avec le Centre Cultural Contemporània de Barcelone ; le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid et le Folk Art Museum, New York. Commissariat : Carles Guerra, Joana Maso, Julien Michel, Annabelle Ténèze. qui prendra pour point de départ le parcours du psychiatre catalan François Tosquelles (1912-1994) et le rôle qu’il a tenu dans le développement de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère, jusqu’à ses héritages artistique et intellectuel encore forts aujourd’hui. À partir de la figure de François Tosquelles, fil rouge de l’exposition, sont questionnés les rapports entre art, exil et psychiatrie et la notion de création dans le contexte de l’exclusion, de l’enfermement ou de l’hospitalisation, en conjuguant une histoire de l’art moderne en contexte local à une histoire de l’art brut et de l’art contemporain, ainsi qu’à une histoire de la psychiatrie de l’ethnopsychiatrie, et de la décolonialité. Arrivé le 6 janvier 1940 à Saint-Alban-sur-Limagnole, François Tosquelles a quitté son Espagne natale quelques mois plus tôt, fuyant le régime de Franco, vainqueur de la guerre civile. Il suit les traces des exilés de la Retirada et se retrouve enfermé dans le camp de Septfonds, où il met en place un service de psychiatrie de fortune avant de rejoindre Saint-Alban où il contribue à faire de l’hôpital le berceau d’un nouveau courant de la psychiatrie française. Avant de soigner les internés, il faut soigner l’institution, malade car trop répressive. Plusieurs des internés de Saint-Alban se mettent à créer, parmi lesquels Auguste Forestier, Benjamin Arneval, Aimable Jayet, Clément Fraisse ou Marguerite Sirvins et deviennent quelques-uns des grands noms de ce que Jean Dubuffet – de passage à Saint-Alban en 1945 puis en 1948 – appelle « l’art brut ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’hôpital que rejoint Tosquelles est aussi le refuge de nombreux Résistants et de réfugiés fuyant l’avancée de l’Occupant nazi, y compris parmi les cercles surréalistes. Saint-Alban est donc un incubateur, le lieu de convergence d’hommes de lettres, d’artistes et de médecins, dont le psychiatre et penseur anticolonialiste Frantz Fanon qui vient d’écrire Peaux noires, masques blancs à son arrivée en 1952, qui travaillent ensemble à une nouvelle expérience de l’exil sous ses diverses formes et sont les ferments de l’art-thérapie, de l’art qui soigne : « agir dans son lieu, penser avec le monde », mais aussi grâce à l’art, soigner dans son lieu, soigner son lieu, pour penser mieux avec le monde. Et maintenant c’est au musée et à l’art de continuer à faire entendre des voix, toutes les voix, toutes les langues, même les langues muettes, et que bruits, musiques et poésies prennent possession de l’espace non seulement d’exposition, mais de tous les espaces.